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C’est au moment où sort aux États-Unis la version en livre de poche du magistral ouvrage d’Holly Tucker, professeure de civilisation française et italienne (elle est elle-même petite fille de migrants provençaux venus s’installer aux États-Unis) qu’il paraît utile de revenir pour les lecteurs français sur ce travail majeur, publié en mars 2017 pour sa première édition.

Holly Tucker est plus précisément spécialiste de la France du XVIIème siècle et d’histoire de la médecine. À ce titre elle siège au comité de déontologie médicale et de bioéthique de la faculté de médecine de l’université Vanderbilt à Nashville où elle enseigne.

Par une chaude soirée, en ce 14 juillet 1709, Louis XIV fait allumer un feu dans son bureau, et examine un par un chaque document officiellement recensé relatif à l’enquête sur l’Affaire des poisons. Chaque feuillet examiné par l’auguste attention du monarque absolu est délivré à son plus proche collaborateur, Louis de Pontchartrain, qui jette les manuscrits secrets aux flammes.

Ainsi Louis pensait-il en avoir fini avec cette affaire qui aurait pu faire trembler son trône, ce qui l’amena à subitement dissoudre la “Chambre Ardente”, tribunal d’exception chargé de la juger, en 1682.

C’était oublier les raisons mêmes qui l’amenèrent, sur le conseil de Colbert, à nommer dans les toutes nouvelles fonctions de lieutenant général de police Nicolas de la Reynie : homme probe, loyal mais aussi scribe compulsif- la qualité de ses rapports avait déjà attiré l’attention d’un Colbert au moment de la Fronde – et qui accumula par-devers lui près de 900 feuillets écrits de sa main sur la mystérieuse et terrible affaire. Ils ne se perdront pas au fond des oubliettes de l’histoire.

En effet, et c’est la raison d’être du remarquable opus d’Holly Tucker, l’œuvre de quatre années de recherches dans les archives.

La conservation de la plupart des pièces judiciaires de l’affaire ainsi que la totalité des 900 feuillets personnels du lieutenant général de police relève d’heureux concours de circonstances pour le plus grand bénéfice de l’historiographie.

La péripétie mérite pour le moins d’être relatée tant elle fut improbable. Le greffier de La Reynie, Sagot, meurt au début de l’automne de l’année 1682, quelques mois après que le Roi Soleil eût décidé de dissoudre le tribunal de l’Arsenal.

Informé de sa mort, de La Reynie enjoint son officier le plus proche, Desgrez, de se rendre au domicile du défunt et de mettre sous scellés l’ensemble des archives de son office, dans l’attente de la nomination de son successeur en la personne de François Gaudion. Au reste, les boîtes d’archives scellées – au nombre de 85 – furent transférées à son étude dès sa nomination afin qu’elles ne soient pas laissées sans surveillance au domicile du défunt Sagot. De La Reynie enjoint Gaudion de n’ouvrir les boîtes sous aucun prétexte.

Le lieutenant de police comme il est rappelé plus haut avait conservé une foultitude de documents personnels, près de 900 feuillets allant de courtes notes personnelles, résumés d’interrogatoires, projets et versions définitives de rapports. Ces documents ne furent jamais confiés aux greffiers de La Reynie, mais soigneusement conservés à son domicile, rue de Bouloi (aujourd’hui rue de Richelieu).

Ces documents “privés” furent légués par héritage à son épouse, Gabrielle, lorsqu’il décéda le 14 juin 1709. À la mort de son épouse, en 1714, c’est le successeur de la Reynie, René de Voyer de Paulmy d’Argenson, qui en devint le dépositaire.

En 1716, un an après la mort du Roi Soleil, Louis XV, par édit royal, étendit l'obligation de déposer aux archives royales, au-delà des actes judiciaires, toutes les pièces administratives, notamment les documents établis par la police, considérés comme “sensibles”. L’ensemble de ces archives furent confinées dans un lieu pour le moins sûr: la prison de la Bastille. De plus en plus nombreuses furent les archives criminelles transférées à la Bastille de 1725 à 1755. Il fallait en effet libéré de l’espace au Château de Vincennes pour accueillir plus de détenus.

Le destin de ces archives aurait pu être des plus funestes en disparaissant à jamais avec la prise de la Bastille le 14 juillet 1789. Or, seules les archives entreposées après 1775 furent la proie de la flamme révolutionnaire, rien ou presque des archives liées à l’affaire des poisons ne furent détruites.

En 1799, Ameilhon fut nommé à la tête de la toute nouvelle bibliothèque de l’Arsenal, construite sur les lieux même de la terrible “Chambre Ardente”. Son successeur, Mollien-Cavaisson, passa trente années à classer méthodiquement les milliers de documents, notamment ceux provenant de la Bastille. L’œuvre herculéenne sera achevée en 1884.

Voilà comment le précieux matériau historique est venu jusqu’à nous, prêt à être pétri par les mains passionnées, mais non moins scientifiques de Holly Tucker. Elle passa quatre années, de manière presque quotidienne à la bibliothèque de l’Arsenal, pour mener une véritable « enquête » sur « l’enquête » à trois cent cinquante années de distance.

La tâche la plus ardue fut selon elle la diversité des auteurs et des origines des manuscrits et pièces. Le travail exégétique de mise en cohérence de ces témoignages a nécessité un labeur d’une précision d’orfèvre pour que ces archives puissent livrer leur utilité à la lumière de leurs auteurs et de leur qualité : officiers de justice, greffiers, gardiens de prison, officiers de police, aveux des suspects souvent soumis à la torture…

Une des grandes révélations de l’historienne américaine a d’abord été de montrer à quel point il était facile en ce XVIIème de se procurer toutes sortes de poison, dont le plus célèbre restait l’arsenic, ou “poudre de succession” tant il était utilisé pour changer la destinée des héritages…

C’est sans doute là la part sombre de cette fin du “Grand Siècle”, malgré tout percée des rayons annonciateurs des Lumières. Après tout, La Reynie fît de Paris, la « capitale du crime » à l’époque, la ville « Lumière » en la pourvoyant de 2736 lanternes et la débarrassa de sa tristement célèbre « Cour des Miracles ». De même, il en fera une ville plus propre, en rendant obligatoire le nettoyage quotidien des rues dans chaque quartier dès 7h00 du matin, assorti du prélèvement d’une taxe.

Finalement, le procès de l'affaire des poisons prit fin en 1682, avec ses 200 suspects, ses 88 personnes jugées, dont 35 seront exécutées, sans parler des témoins « gênants » qui furent déportés sur l’île de Belle-Île-en-Mer afin d’y être condamné à un silence et un oubli éternels.

En juillet 1682, un édit royal somme les diseuses de bonnes aventures et autres « magiciens » de quitter le royaume, sous peine d’être condamnées à la peine capitale. Le même édit punit de mort les empoisonneurs quand bien même leurs victimes ne succomberaient pas à leurs funestes entreprises, et la fabrication ou la vente de tout ingrédient permettant de concocter un poison sont soumises aux châtiments corporels.

Mais pour autant l’affaire des poisons fut-elle aussi une « affaire d’État » ? À défaut de preuves, et à l’instar de La Reynie, Holly Tucker nous livre sa forte conviction : par exemple celle selon laquelle la favorite du roi, Athenaïs de Montespan, sentant sa disgrâce imminente, multiplie les contacts avec « La Voisin » dans le but de faire empoisonner mademoiselle de Fontanges qui a les faveurs du monarque…