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Archiviste et paléographe de la prestigieuse Ecole des Chartes, le docteur Jean-Pierre Bat a consacré une thèse d'histoire contemporaine (Université de Paris I - Panthéon Sorbonne) à l'Afrique centrale et à la politique de décolonisation de la France. Il nous propose dans cet article inédit de découvrir les origines (et les coulisses) de la création du SCTIP, le service de coopération internationale de police.

 

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Le 15 février 1961, la réunion tenue sous l’égide du secrétaire d’État chargé des relations avec les États de la Communauté (SEREC), en présence de Jacques Foccart et des principaux directeurs des services de renseignement français, s’avère houleuse.

 

Le débat renvoie au découpage des frontières de la communauté du renseignement : le Service de coopération technique international de la police (SCTIP) en gestation a-t-il vocation à intégrer le renseignement dans ses missions de police à l’étranger ?

 

Les anciennes colonies africaines, indépendantes depuis quelques mois, constituent le cœur géographique de son action. Le nom initialement proposé pour ce service témoigne de ses ambitions, comparable à un Interpol franco-africain : Service de liaison interafricaine et malgache. Le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) s’oppose naturellement à ce qu’il estime être une intrusion du ministère de l’Intérieur dans ses affaires.

 

Pour comprendre les enjeux de cette réunion clé dans la structuration du SCTIP, il convient de revenir deux ans plus tôt.

 

                                                

                                                                                                                                                                                          

Le premier ministre du Cameroun visite l'Ecole de police de Yaoundé en juin 1962. A sa droite, le commandant des CRS Desmartin.

 

 

 

En 1959, la création de la Communauté – comme « véhicule » gaulliste pour la décolonisation de l’Afrique subsaharienne – est accompagnée de l’adaptation de l’outil sécuritaire pour les anciennes colonies. Le 14 mai 1959, par décision présidentielle, est créé le Service de sécurité extérieure de la Communauté (SSEC), parfois surnommé SECUREX. Confié au préfet Jean Poitevin (1902-1960), ce service reçoit pour mission la surveillance des frontières et la recherche des atteintes à la sûreté extérieure de la Communauté.

 

Cette police spéciale se compose de deux organismes : un échelon central à Paris, créé de toutes pièces, et un maillage sur le terrain, composé par les Sûretés coloniales dépendant des inspections générales des services de police des cadres d’AOF, d’AEF et de Madagascar (IGSS). L’arrêté du 7 décembre 1959 porte crée officiellement le SSEC et le rattache à l’état-major général de la Défense nationale (EMGDN). Le SSEC trouve comme interlocuteurs politiques privilégiés, à l’Élysée et à Matignon, les conseillers du président et du Premier ministre en matière de renseignement : Jacques Foccart et Constantin Melnik[1].

 

À peine la structure du SSEC est-elle achevée, que déjà se profile sa nécessaire réforme. Fin 1960, deux événements provoquent une mutation forcée du SSEC : la mort subite du préfet Poitevin, le 30 novembre, et l’accession à la souveraineté internationale des Républiques africaines issues de la Communauté. La réforme du SSEC est confiée au commissaire Jean-Paul Mauriat (1921-2003)[2], l’adjoint de Jean Poitevin. Nommé par intérim à la direction de la police de la Communauté, cet ancien de la DST reçoit pour mission d’opérer non pas la liquidation mais la mue du SSEC.

 

L’esprit de sa mission porte l’empreinte de sa personnalité. Figure célèbre du contre-espionnage dans la lutte contre les services de l’Est, il manifeste un souci pédagogique de formation des officiers de police, comme en témoigne la suite de sa carrière en qualité d'instructeur à la DST. Sa thèse consiste à « organiser et unifier les conditions de lutte contre les ingérences étrangères en Afrique », c’est-à-dire procéder, au titre de la coopération bilatérale, à la coordination des missions des polices des gouvernements « amis de la France », dans le cadre d’une sécurité franco-africaine commune.

 

Cette conception de l’action de la police française inquiète d’autant plus le SDECE que ce dernier y voit une concurrence directe de ses postes de liaison et de renseignement (PLR). Le capitaine Maurice Robert, directeur du secteur Afrique, espérait que ses PLR conserveraient le monopole du « parrainage » des services de sécurité et de renseignement africains naissants.

 

 

 

Le directeur général de la sûreté nationale, Jacques Aubert reçoit à Paris le ministre de l'Intérieur malgache en septembre 1962.

 

 

S’inspirant du sentiment corporatiste des militaires français et africains, Jean-Paul Mauriat souhaite susciter un mouvement comparable pour les personnels de police (dont la formation manifeste un sérieux retard en 1960). Saint-Cyr Mont d’Or devra devenir pour les policiers africains le même symbole que Saint-Cyr pour les militaires. Misant sur le capital de culture africaine de la police coloniale (dont le commissaire Lefuel, ancien directeur de la Sûreté de Haute-Volta, fait figure de chef de file[3]), Jean-Paul Mauriat espère ainsi fonder un sentiment corporatiste capable d’assurer la solidité du couple « coopération-renseignement ». Bien souvent pour garantir le succès du SCTIP à l’heure des indépendances, les anciens directeurs des Sûretés coloniales deviennent les délégués du SCTIP dans les capitales africaines où ils exerçaient. L’efficience de la transition est ainsi optimisée.

 

 

Les efforts de Jean-Paul Mauriat aboutissent avec la création officielle du SCTIP, par l’arrêté du 14 décembre 1961. Le 22 décembre 1961, le préfet Jean Parsi (1905-1994) prend les fonctions de directeur du SCTIP. Dans le rapport qu’il présente à Jacques Foccart, en décembre 1961, le commissaire Mauriat dresse le bilan de son action organisée autour de deux priorités : maintenir l’influence dans le domaine de la police auprès des jeunes Républiques, et obtenir du renseignement. Ainsi, le SCTIP s’impose comme un acteur majeur de la communauté française du renseignement.

Porche de l'Hôtel Beaujon, dans les hauteurs du Faubourg Saint-Honoré (8ème arondissement de Paris), où la direction du SCTIP est implantée dans les années 1970 avant d'aller s'installer ensuite rue Nélaton (Paris 15ème) puis à Nanterre (Hauts-de-Seine).

 

 

 

Dans une Afrique en pleine Guerre froide, le SCTIP offre une fenêtre d’action originale au ministère de l’Intérieur, au titre de la lutte contre les ingérences étrangères… qu’elle viennent de l’Est (le StB tchécoslovaque devient un service spécialisé dans les anciennes colonies françaises) ou de l’Ouest (l’action de l’AID américaine en matière de police prend des allures offensives pour remplacer la coopération française partout où celle-ci manifeste quelque retrait).

 

Pièce naissante mais centrale du pré-carré, le SCTIP va voir s’élargir ses missions à la faveur du premier cycle de coups d’État auquel doivent faire face les chefs d’État amis de la France, notamment au lendemain de la révolution d’août 1963 à Brazzaville.

 

 



[1]              Archives nationales, 5 AG FPR 102, Communauté, organisation, fonctionnement 1958-1960.

[2]              Mauriat, Jean-Paul, Un siècle de contre-espionnage civil français, l’espion et le prophète, FM-BIO, Vanves, 2004. Entretien enregistré de Jean-Paul Mauriat avec Gaby Castaing le 24 avril 2003 dans le cadre de la campagne d’archives orales de policiers menée par le CESDIP (CNRS/Ministère de la Justice).

[3]              Tiquet, Romain, Mais que fait la police ? Étude sur la transmission de l’institution policière en Haute-Volta (1949-1966), mémoire de master 2 d’histoire de l’université Paris I Panthéon Sorbonne (Centre d’études des mondes africains), 2011.