L’adresse est devenue mythique, s’est ancrée dans la mémoire collective : 36 quai des Orfèvres. Au bord de la Seine, au cœur de la capitale, c’est là que siège depuis sa création, en août 1913, la direction de la police judiciaire de Paris. Près de la « tour pointue » qui lui sert de fond de décor, derrière sa façade trapue et ordonnée de cinq étages « allégée par la clarté de la pierre de taille et l’élégant ordonnancement des fenêtres », l’endroit abrite des brigades policières d’élite qui, génération après génération, sont aux prises avec une actualité criminelle qui change sans cesse tout en restant la même, imprégnée de souffrance et de drame.

C’est en juin 1792, sous la Révolution, que le Département de police parisien chargé sous l’autorité du maire, Pétion de Villeneuve, de la tranquillité publique d’une ville de plus de 700 000 habitants, s’installe dans la partie occidentale de l’Île de la Cité. Il y vient occuper l’ancien hôtel des premiers présidents du Parlement de Paris ainsi que ses dépendances qui forment le long de la rue de Jérusalem (aujourd’hui disparue), de la rue du Harlay et du quai des Orfèvres, « un amas hétéroclite de masures penchées » dont le passant s’écarte « autant par peur d’un éboulement que par crainte de mauvaises rencontres. »

Dès sa création par le consul Bonaparte le 17 février 1800, la préfecture de police parisienne qui reprend tous les pouvoirs de sécurité publique sur le département de la Seine (Paris intra-muros et sa petite couronne actuelle) investit à son tour les lieux, adossés au palais de Justice. La rue de Jérusalem accueille en particulier une 2e division à qui revient la traque des assassins et la chasse aux voleurs de tous acabits. En 1809, Henry, le chef de cette unité (un personnage redouté par la pègre qui le surnomme « L’Ange malin ») recrute un bagnard évadé, François-Eugène Vidocq, qu’il place – très officieusement – à la tête d’une brigade de sûreté comptant une poignée d’hommes au passé douteux. Dirigée par Vidocq et son lieutenant Coco-Lacour, cette escouade surveille les bas-fonds, enquête et facilite nombre d’arrestations. Ses méthodes ne sont guère orthodoxes, mais on s’en accommode un temps, car elles paient.

Toutefois, en novembre 1838, soucieuse de tirer un trait définitif sur le curieux statut de cette brigade, l’administration de la capitale en fait un service de police à part entière placé sous le commandement d’un officier de paix (le premier à occuper le poste se nomme Pierre Allard). Le service de Sûreté, ancêtre en droite ligne de la PJ parisienne, vient de naître. Dans les décennies suivantes, sous la houlette de chefs renommés tels Pierre Canler ou Antoine-François Claude, il commence à affermir ses méthodes, à se donner des codes et à se forger des traditions. Tout cela dans des locaux encombrés de casiers et d’armoires et « qui empestent de la proximité d’une cour à fumier ». Des locaux insalubres qu’un évènement va réduire en cendres.

Au printemps 1871, dans les derniers jours de la Commune de Paris, les insurgés brûlent des édifices symboliques de la capitale. Le palais des Tuileries, l’Hôtel de ville, le siège du Conseil d’État et de la Cour des Comptes partent en fumée. Une grande partie des locaux de la préfecture de police et du palais de Justice connaissent le même sort. Le service de Sûreté se retrouve à la rue avant d’être logé un temps dans les sous-sols du quai d’Orsay.

Très vite, la préfecture de police, sa police municipale et ses brigades de police politique, rejoignent, à titre provisoire, la caserne de la Cité, un vaste ensemble construit dans les années 1860 face au parvis de Notre-Dame pour abriter les sapeurs-pompiers et la Garde de Paris. La Sûreté, elle, reste à part. On la cantonne dans des bureaux situés au 7-9 quai de l’Horloge, tout près des cabinets des magistrats et du dépôt où sont conduits les malfaiteurs passés par la case « flagrant délit ». Tout près de là, derrière la Sainte-Chapelle, on déblaie les bâtiments incendiés.

Au milieu des années 1870, à partir de plans conçus par les architectes Émile Jacques Gilbert et son gendre Arthur Diet, d’imposants travaux de construction démarrent pour doter le palais de Justice d’une nouvelle aile sud où, à terme, la préfecture de police doit s’installer. Elle ne le fera jamais.

En 1878, à l’achèvement du gros œuvre, le préfet Félix Voisin oppose un refus catégorique au déménagement programmé. Il juge les lieux bien trop étroits pour accueillir l’ensemble de ses personnels. La préfecture de police reste donc caserne de la Cité. Et c’est le service de Sûreté qui profite de l’aubaine cinq ans plus tard quand il se voit proposer d’emménager dans les lieux encore vacants. Le 19 avril 1888, par une courte note manuscrite (longtemps restée ignorée des chercheurs), le chef de la Sûreté, le commissaire Marie-François Goron, annonce à l’administration du personnel que l’adresse de son service est désormais le : 36, quai des Orfèvres.

Au milieu des gravats et de l’installation du gaz d’éclairage, c’est déjà tout un petit monde qui investit les étages de l’escalier A desservant les nouveaux locaux. La Sûreté compte à l’époque près de trois cents secrétaires de police, brigadiers et inspecteurs répartis dans plusieurs brigades et sections, comme la brigade des mœurs, la section de voie publique, celle qui surveille le Mont-de-Piété et ses succursales, celle des mandats. Une permanence veille nuit et jour, prête à intervenir sur le terrain dès qu’un suspect recherché est « détronché ». Elle vit, dort et attend dans une salle baptisée la « fosse aux lions », en hommage sans doute à l’odeur qui s’en dégage.

L’élite du service de Sûreté est constituée par la « brigade du chef » (ou « brigade spéciale »), une trentaine d’hommes triés sur le volet et chargés des affaires les plus graves et les plus délicates. À eux les homicides, les vols à main armée, les cambriolages haut de gamme et tous les délits visant des personnalités.

Tous, à commencer par leur chef, l’inspecteur Jaume et son bras droit l’agent Gustave Rossignol (dit « l’oiseau-mouche ») sont passés maîtres dans l’art du « camouflage ». Ils disposent au 36 d’un « vestiaire spécial » où puiser des déguisements, costumes et accessoires, indispensables pour mener à bien une filature sans se « faire brûler ». Tous mesurent moins d’un mètre soixante-dix. Une taille commune. Ils ont été recrutés par la Sûreté sous cette exigence afin de passer inaperçu dans la foule. Tous, enfin, disposent d’un « passe-partout », petit et discret carton de forme ovale, estampillé « préfecture de police », qui sert à la fois de médaille de police et de carte de réquisition. Aucun de ces policiers ne porte une arme à feu en opération. « Si on charge un agent d’arrêter un individu, ce n’est pas pour le ramener mort » écrit à ce propos Rossignol dans ses Mémoires.

La clientèle habituelle du 36 à la fin du 19e siècle rassemble des brutes aussi épaisses que leurs sobriquets : Fesse-de-singe, Môme-de-Terre ou Gras-du-Nez. S’y ajoutent parfois des criminels hors du commun qui font la une des journaux illustrés à cinq centimes et aux titres criards. L’anarchiste et poseur de bombes François Claudius Koënigstein dit Ravachol, arrêté fin mars 1892, est de ceux-là. Tout comme le pitoyable couple constitué par Michel Eyraud et son amie Gabrielle Bompard, assassins crapuleux d’un huissier parisien dont les restes sont retrouvés dans une malle abandonnée à Millery durant l’été 1889.

Le grand public s’intéresse aux énigmes criminelles, suit les grandes affaires judiciaires, mais c’est à peine s’il associe le quai des Orfèvres à l’univers de l’enquête. Qu’on en juge : au détour de l’une de ses quatre cents pages, le guide bleu Hennuyer du Paris de 1900 consacre à l’endroit uniquement ces quelques mots « Nous passerons rapidement sur le quai des Orfèvres où se trouve une entrée de la préfecture de police […] ».

Les choses changent avec le siècle. Plusieurs évènements de natures différentes vont y contribuer. C’est d’abord le difficile combat mené à partir de décembre 1911 et durant plusieurs mois par les policiers contre les « bandits en auto », contre Jules Bonnot et les siens dont la courte et folle carrière de braqueurs jusqu’au-boutistes cause la mort de six personnes dont celle, le 24 avril 1912, de Louis Jouin, le sous-chef de la Sûreté du quai des Orfèvres. Un nouveau constat s’impose : la police en civil peut être un rempart contre le crime qui terrifie la population, autre chose qu’un ramassis de brutes aux basses œuvres inavouables.

Ce profond changement d’image qui se dessine va être conforté par un arrêté préfectoral du 3 août 1913 (venant en application d’un décret du 1er août) qui crée une direction de la police judiciaire à Paris.

Son auteur est le préfet de police Célestin Hennion, celui-là même qui, aux côtés de Georges Clemenceau, a imaginé les brigades régionales de police mobile – les fameuses brigades du Tigre – quelques années plus tôt, en 1907.

Cette fois encore, Hennion innove, invente en tenant compte des réalités. Il rend sa liberté à la nouvelle direction PJ qui n’est plus rattachée ni à la police municipale, ni à une direction générale des recherches. La voilà pleinement autonome tout en reprenant les effectifs et les attributions de l’ex-service de Sûreté. Elle dispose aussi, et c’est sans précédent, d’unités d’enquête placées dans les commissariats. La page est tournée d’une Sûreté d’antan aux méthodes controversées et qui a traversé tous les régimes. On veut la nouvelle PJ républicaine et moderne, à l’image de ce service d’identité judiciaire fondé par Alphonse Bertillon en août 1893 pour identifier les malfaiteurs, faire parler les indices. Le royaume de Bertillon (un dédale de couloirs, de passerelles et d’échafaudages) est en partie installé sous les combles du 36. La police technique et scientifique naissante est désormais rattachée à la direction de la police judiciaire dont le premier « patron » en titre est un magistrat nommé Henry Mouton.

La nouvelle PJ siège pour longtemps au 36 quai des Orfèvres. L’endroit vient de gagner en caractère. Les travaux de rénovation de l’enceinte du palais de Justice se sont enfin achevés en 1914 et, dans la pointe sud-est, derrière la Sainte-Chapelle, une haute tour carrée de quarante-sept mètres coiffée d’un toit pointu domine maintenant l’esplanade du quai des Orfèvres. Un symbole tout trouvé pour les photographes comme pour les peintres qui, tels Albert Marquet ou Bernard Buffet, chacun dans leur style, vont immortaliser ce bord de Seine.

Est-ce suffisant pour rendre « culte » le 36 quai des Orfèvres ? Pas vraiment. Il manque une dernière touche. Un écrivain et journaliste belge l’apporte. Il s’appelle Georges Simenon. En 1930, un roman policier de son cru intitulé Pietr-le-Letton a pour protagoniste un enquêteur hors pair, un commissaire « énorme et osseux » nommé Jules Maigret. Il n’appartient pas du tout à la PJ du quai des Orfèvres, mais à la 1ère brigade mobile, c’est-à-dire à la Sûreté générale de la rue des Saussaies, la « maison » de police concurrente. Aussi, le directeur de la police judiciaire parisienne, Xavier Guichard (le seul grand chef de police à avoir été à la fois chef de la sûreté – de 1911 à 1913 – puis directeur de la PJ, de 1930 à 1934) monte-t-il en 1931 une opération de « com » à l’intention de Simenon. Il l’invite à venir visiter le quai des Orfèvres, à découvrir par lui-même le vécu des policiers. La visite a lieu.

Piloté par le commissaire Marcel Guillaume, le chef de la « brigade spéciale » (qui deviendra brigade criminelle en 1944), et par son adjoint Georges Massu, Simenon a droit à une plongée dans l’univers secret du 36. Il traverse des couloirs où se pressent les « filles » que contrôle la Mondaine, jette un œil aux bureaux d’interrogatoire enfumés, parcourt les salles d’archives. Il rencontre l’inspecteur Février (devenu Janvier dans ses romans) et s’initie au rituel des sandwiches et bières commandés à la brasserie voisine quand l’enquête bat son plein. Pari gagné pour le directeur Guichard. Dans ses romans à venir, Georges Simenon fait de Maigret, sauf rares exceptions, un commissaire de la PJ parisienne qui a gravi tous les échelons avant de prendre un jour la tête de la brigade criminelle. L’immense (et prolongé) succès de ces récits valent dès lors au quai des Orfèvres une renommée mondiale. En 1947, quelque mois après l’exécution de Marcel Petiot, le « docteur Satan » confondu par les investigations de la Crim’, l’adresse fait l’affiche du film éponyme d’Henri-Georges Clouzot avec Louis Jouvet dans le rôle d’un limier de la Criminelle, l’inspecteur Antoine, efficace et désabusé. Près de soixante ans plus tard, en 2004, c’est sur deux autres grandes brigades de la PJ parisienne, la brigade de recherche et intervention ou anti-gang et la brigade de répression du banditisme que focalise le film noir 36 quai des Orfèvres d’Olivier Marchal.

            Entre ces dates, bien des grands « flics » ont marqué le 36 de leur empreinte, de Pierre Ottavioli à Robert Broussard, de François Le Mouël à Jacques Genthial. Et bien des criminels célèbres ont franchi, menottes aux poignets, le porche de l’endroit et monté les cent quarante-huit marches « recouvertes d’un antique lino noir » du vieillot escalier A qui conduit de la cour pavée intérieure jusqu’au 3e étage, celui de la brigade criminelle. Ils sont gangsters ou terroristes, assassins d’un jour ou tueurs en série. Les figures du gang des tractions-avant qui sévit dans l’après-guerre, Pierrot-le-Fou en tête, les membres du commando de l’OAS responsable de l’attentat du Petit-Clamart contre De Gaulle en août 1962, les auteurs d’opérations sanglantes commises au nom d’Action Directe ou de l’extrémisme islamique en forment la longue cohorte. Tout comme le Japonais cannibale Issei Sagawa ou le « tueur de vieilles dames » Thierry Paulin, dans les années 1980. Tout comme le « tueur de l’Est parisien » Guy Georges qui fait irruption dans les annales criminelles de la fin du XXe siècle. L’histoire de la PJ parisienne garde en mémoire les succès comme les échecs, les vies sauvées comme ces affaires non élucidées qui sont autant de « clous dans le cœur » des enquêteurs, pour reprendre l’expression de Danielle Thiéry, lauréate du prix du Quai des Orfèvres 2013.

Au-delà même de ses structures territoriales, la Police Judiciaire parisienne ne se résume pas aux seuls services installés dans le périmètre du quai des Orfèvres. D’autant qu’au fil des décennies, un véritable essaimage s’est produit. D’abord à proximité du palais de Justice de la capitale. Le quai de Gesvres accueille très tôt la brigade de protection des mineurs rejointe dans les années 1970 par la brigade financière jusque-là abritée au 36. Plusieurs cabinets de délégations judiciaires suivent le même chemin puis s’éparpillent dans Paris, du boulevard Sébastopol à la place Maubert. Il faut attendre les années 1980 pour que la sous-direction des affaires économiques et financières tout entière parte s’installer rue du Château des Rentiers, dans le 13e arrondissement. La rue de Lutèce sert également de point de chute à ces autres exilés du 36, version années 1990, que sont la brigade de répression du banditisme et la brigade de répression du proxénétisme.

Au 36 où l’on ne fume plus, les jeans et les baskets ont remplacé les costumes gris et les cravates noires, l’ordinateur a chassé les vieilles machines à écrire Olympia, les distributeurs de sodas ont supplanté la réserve de cognac, l’ADN et l’avocat sont entrés en procédure. Même les mâles traditions ont vécu avec l’arrivée de femmes policiers qui ont su s’imposer, à l’exemple du commissaire Martine Monteil, la première à occuper le fauteuil de Maigret en 1996 avant de devenir directrice de la PJ du quai des Orfèvres en juillet 2002. Tout a changé. Tout, sauf les murs. Les mètres carrés manquent et les normes modernes d’habitat tirent la langue. D’où le relogement programmé aux Batignolles, dans le 17e arrondissement. La fin d’une époque sans doute. Mais à coup sûr des traditions et un savoir-faire de PJ, une âme de PJ, qui sauront écrire d’autres grandes pages, même ailleurs, même demain, parce que tout cela reste attaché aux Hommes et non aux pierres.