Vous pouvez retrouver sur ce site les autres textes du même auteur sur des affaires criminelles du passé :  Peter Kürten, le Vampire de Düsseldorf, Les Amoureux de Saint-Cloud (1950), Le déshonneur du Comte de Horn (1720) , L'espionne Lydia Oswald...

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 10 juin 1909. La police parisienne et l'extravagant enterrement d'Alfred Chauchard


 




           Aujourd'hui complètement disparu des mémoires, Alfred Chauchard (1841-1909) fut pourtant une grande figure du Tout-Paris économique et mondain de la Belle-Époque, et sans doute aussi l'un des hommes les plus riches de la France de ce temps-là. Cette réussite était d'autant plus méritoire que ce self made man était parti de très bas dans l'échelle sociale. Alfred Chauchard a également, sans l'avoir voulu, marqué l'histoire de la police parisienne car ses grandioses obsèques, aussi impressionnantes que mouvementées, ont constitué un épisode peu commun des annales du maintien de l'ordre dans la capitale.


LE NAPOLÉON DU NÉGOCE


         Le XIXème siècle fut celui de la Révolution industrielle. Comme beaucoup de révolutions, qu'elles soient politiques, techniques ou économiques, celle-là eut de nombreux perdants ; et seulement quelques heureux gagnants. Alfred Chauchard (voir portrait ci-contre par Jean Joseph Benjamin Constant - Musée d'Orsay) fut l'un d'entre-eux.

        Né le 22 août 1821 à Paris [1] dans un milieu très modeste, Alfred Chauchard (Hyppolyte de son vrai prénom [2]) avait dû quitter l'école très jeune pour devenir "calicot", c'est-à-dire commis dans une boutique de modes et nouveautés, en débutant au salaire de vingt-cinq francs par mois. Puis, pendant deux ans, il représenta à Paris l'industriel cotonnier Koecklin, de Mulhouse. 

        Le jeune Chauchard ne manquait pas d'ambition ; et il avait les qualités qui, à toutes les époques, distinguent les tycoons, les capitaines d'industrie : une énorme capacité de travail, le sens du commandement et, surtout, ce sixième sens qui permet de comprendre avant tout le monde dans quels domaines il faut investir ; et ceux qu'il vaut mieux éviter.

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       Ce furent les banquiers Pereire, toujours à l’affût de nouveaux talents, qui décidèrent de donner sa chance à ce jeune Rastignac. Et ils n’eurent pas à le regretter. On peut reprocher beaucoup de choses au Second Empire mais il est incontestable que ce fut, avec les Trente Glorieuses, la période de plus forte expansion économique de l’Histoire contemporaine dans notre pays. Profitant de ce contexte très favorable, Chauchard, s’associant avec un certain Hériot, ouvrit, le 9 juillet 1855, un grand magasin : " Les Galeries du Louvre" devenu, à partir de 1881, "Les Grands magasins du Louvre" (voir carte postale ci-dessous).

Le concept de « grand magasin » était alors quelque chose de nouveau. Certes, Chauchard n’était pas un véritable précurseur : Aristide et Marguerite Boucicaut avaient créé, trois ans plus tôt, en 1852, l'enseigne Au Bon Marché. Mais les autres grands magasins de Paris (la Belle Jardinière, le Printemps, la Samaritaine etc.) ne viendront qu'après les Galeries du Louvre de Chauchard.

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         Les débuts furent difficiles, mais le jeune calicot, qui croyait en sa bonne étoile, avait rayé le mot « découragement » de son vocabulaire, et la fortune finit par lui sourire. La recette de son succès ? « L’entêtement, la confiance en soi, le travail ! » aimait-il à dire.

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On dit que Chauchard, que la presse nommait « le Napoléon du négoce », servit de modèle à Émile Zola pour son roman « Au Bonheur des Dames ». Quoi qu’il en soit, dès 1860, ce self made man était devenu millionnaire. Et quand, en 1885, il décida de se retirer, à l’âge de 64 ans, il avait, au moins, centuplé son capital de 1860. A sa mort, en 1909, sa fortune, judicieusement investie, se montait à 120 millions de francs. Ce qui faisait de Chauchard l'un des Français les plus riches de l'époque.

     

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UNE FIGURE ET UN MÉCÈNE DU TOUT-PARIS 1900


Soixante-quatre ans, au XIXe siècle, c’était la dernière étape de la vie. Mais Chauchard, qui avait une santé de fer, devait vivre encore plus de vingt ans. Et il employa sa très longue retraite à devenir l'un des personnages incontournables de ce qu’on appelait alors, le Tout-Paris. « Tous ceux qui comptaient connaissaient Chauchard, sa magnifique paire de favoris blancs comme neige. On le rencontrait au Bois, aux courses, à l’Opéra. » [3]

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          Il était toujours impeccable, et jamais on ne le vit en tenue négligée ni l’apparence fatiguée. Chauchard, ce n’est pas pour rien qu’il avait fait fortune dans l’habillement, savait combien il est important d’être bien mis. « L’habit est à l’homme du monde ce que l’uniforme est à l’officier. Il oblige à la tenue, impose le respect de soi-même, conserve la santé. La tenue, c’est toute une hygiène sociale » déclarait-il volontiers à la presse [4].

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Menant grand train dans son somptueux hôtel particulier du 5, avenue Velasquez, et dans son château de Longchamp (voir ci-contre), Alfred Chauchard recevait fastueusement tous les grands noms de la politique et de la diplomatie. Et aussi de la culture ; bien qu’ayant dû interrompre ses études très tôt, il s’intéressait sincèrement à l’Art, en particulier à la peinture. Aux États-Unis, il était déjà courant que les grands capitalistes financent des musées et des bibliothèques. Mais en France, c’était encore une première, et nous devons à Alfred Chauchard, « notre Rockefeller à nous » dixit la presse parisienne, de l’avoir acclimater. De façon inattendue, ce parvenu révéla avoir un goût très sûr. Il acheta des marbres de Coysevox, des tableaux de Millet, de Troyon, de Fromentin, de Gainsborough, de Corot, de Delacroix, de Meissonnier, et de bien d’autres encore, qu’il devait léguer par la suite aux Musées nationaux [5]. Il créa aussi un Prix Chauchard qui récompensait les œuvres des écrivains méritants.

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Son mécénat s’étendait, d’ailleurs, au monde politique. À condition qu’ils fassent son éloge, et en disent du bien, des dizaines de parlementaires de tous bords, des journalistes, reçurent de Chauchard des gratifications considérables ; sans que cela ne semble d’ailleurs choquer grand monde. Les nombreux visiteurs de l’hôtel particulier de la rue Velasquez se voyaient souvent offrir un portrait (les plus méritants, un buste en plâtre - voir ci contre) du maître des lieux. Homme d’affaires intelligent et énergique, Chauchard, deux siècles après le Monsieur Jourdain de Molière, avait un double talon d’Achille : d’abord, il était vaniteux ; ensuite, il n’avait aucun sens du ridicule. Ou s'en moquait...

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Ce célibataire endurci entretenait, bien entendu, plusieurs maîtresses, mais ne devait jamais se marier ni avoir d’enfants. Peut-être pour compenser, il faisait, tous les ans, avant Noël, de généreuses donations. Et il tenait à ce que cela se sache.

« Quand tu donnes, que ta main droite ignore ce que fait la gauche. » S’il y a un précepte évangélique que Chauchard ignora toute son existence, ce fut bien celui-ci.  

Quand Chauchard donnait, il fallait que tout le monde soit au courant. Les quotidiens parisiens publiaient volontiers (par exemple, le Figaro du 29 novembre 1894) la (longue) liste des bénéficiaires qui, cette année-là, se répartissaient la somme de 172 000 francs ; soit plus de 2 millions d’euros 2021. Le Figaro commentait pieusement : " Nous sommes heureux d’enregistrer de telles libéralités : on ne peut vraiment pas faire un plus intelligent usage de sa fortune et de son coeur".

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       Et tant pis si cette ostentation, plutôt lourde, de la charité choquait les uns, gênait les autres. L’opinion publique se montrait critique : « Il est certain que la façon de donner de Mr Chauchard est la plus déplaisante qui soit. Cette ostentation dans l’aumône, ces listes publiées tous les ans à coups de trompette, cet exclusivisme farouche, « J’ai mes pauvres ! », tout cela heurte. Aucune autre infortune ne semble l’émouvoir, sinon celle qu’il entretient. »

Ces largesses dépensées tapageusement ne rendaient donc pas Chauchard populaire, au contraire. Mais le millionnaire semblait y attacher peu d'importance.

DES OBSÈQUES PHARAONIQUES


Alfred Chauchard mourut le 5 juin 1909, à l’âge de 87 ans. Dans son testament, rédigé six ans auparavant, 40 000 francs étaient alloués pour télégraphier à absolument tous les journaux et toutes les agences de presse du monde entier ces trois mots : « Chauchard est mort ! » On peut d’ailleurs gager que, de Moscou à Buenos Aires, bien des rédacteurs en chef durent passer plusieurs heures à se demander qui était ce mystérieux « Chauchard » dont ils entendaient parler pour la première fois de leur vie.

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Tant d’hommes appréhendent à ce point leur mort qu’ils ont un refus superstitieux d’organiser leur succession. Chauchard avait adopté, lui, l’attitude exactement contraire ; et il n’est pas exagéré de dire qu’il envisageait sa mort avec une sorte d’exaltation. Comme tous les Parisiens, le millionnaire avait assisté, en 1885, aux obsèques grandioses de Victor Hugo [7] et avait, in petto, décidé de l’égaler en quittant le monde des vivants dans une spectaculaire apothéose.

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Dès 1899, il s’était fait construire pour 90 000 francs un caveau, au cimetière du Père Lachaise [8] (voir photo ci-contre). Le cercueil « tout entier de bois d’amarante, était orné de merveilleuses ciselures en bronze ». Il coûta 48 000 francs. Recouvert d’une vitre, il était tellement lourd qu’il fallut plus de quinze hommes pour le porter. Le corps, embaumé, était revêtu d’un habit et du grand-cordon de la Légion d’Honneur. Son gilet avait pour boutons des pierres précieuses d'une valeur de plus de 500 000 francs. Le linceul était un drap d’or de grand prix. De la vraie provocation à la violation de sépulture ! Et, de fait, des « vampires [9] » devaient, quelques années plus tard, forcer le tombeau pour dérober les perles dont l'habit était orné.

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La cérémonie elle-même coûta la somme, alors faramineuse, de plus de 200 000 francs, réglée dès 1904. Pas moins de trente véhicules (dont cinq, rien que pour les fleurs) étaient prévus, le char funèbre lui-même, surmonté d’un dôme et d’un panache, étant tiré par six chevaux.

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          Un détail pittoresque : Chauchard, qui aimait le XVIIIe siècle, avait exigé que les employés des Pompes Funèbres portent des habits à la française bleu roi et des perruques à catogan. Pour faire d’époque, il fallait en outre qu’ils soient complètement rasés. Mais, en un temps où la plupart des hommes portaient au moins la moustache, le syndicat avait fermement refusé, allant jusqu’à menacer d’une grève. On résolut le problème en recrutant, moyennant une gratification de 25 francs, les huissiers des ministères ; qui, eux, selon la réglementation de l’époque, devaient être complètement rasés.

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Maître Jousselin, le notaire du défunt nabab, rendit le testament public le lundi 7 juin 1909. La publication des détails de cette « pluie de millions » (expression du Petit Journal) prit des pages entières. Sans parler des 18 millions qui revenaient au fisc, au titre des droits de succession, l’immortel Chauchard léguait ses quelque 200 toiles aux musées ; 3 millions à distribuer entre les 3 500 employés des Magasins du Louvre. 200 000 francs aux pauvres de Paris. 500 000 francs à l’hospice de Montélimar. Entre 10 et 500 000 francs à ses nombreux domestiques (selon leur mérite et leur ancienneté) Et toute une série de gratifications à différentes œuvres, à des « amis pleins d’avenir. » Le parlementaire villeneuvois Georges Leygues [10] reçut, pour lui seul, 15 millions ; Gaston Calmette, directeur du Figaro, deux millions.

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La presse s’offusqua : « La pluie de millions a causé une sensation, une surprise voilée de déception, qui n’est pas calmée. Quoi ? Sur tant de millions, des legs formidables à des personnes privées et pas une fondation charitable ? Cet homme qui aimait le faste et ne détestait pas la gloire n’a pas songé à perpétuer son nom sur le fronton de quelque asile destiné à soulager la douleur ou la pauvreté … Il a beaucoup songé aux parlementaires, ce qui est fort naturel, sinon très conforme aux goûts du public [11]. » « Héritez-vous de Chauchard ? » devait être la « scie » de l’été.

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On avait prévu d’ouvrir l’imposante procession funéraire (trente voitures) par des chars de fleurs (photo ci-dessus-BNF Gallica). Puis venait le corbillard, précédé d’un huissier portant, sur un coussin de velours, la grand-croix de la Légion d’Honneur. Ensuite, c’était le cortège, où tous les grands noms de la politique et de l’économie avaient promis d’être présents. Sans parler de la totalité du personnel des magasins du Louvre, en grand deuil. Un détachement de cent soldats, sous les ordres du général Mollard, formerait une haie d’honneur, pour rendre les derniers hommages.

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UN CASSE-TÊTE POUR LA PRÉFECTURE DE POLICE


Une manifestation d’une telle ampleur ne manquait pas d’inquiéter les autorités. Si la Troisième République accordait un droit d’association et d’expression très libéral (pour l’époque, s’entend), elle se montrait draconienne quant aux manifestations sur la voie publique. Était en vigueur la loi du 7 juin 1848 qui assimilait tout cortège ou réunion sur la voie publique à « un attroupement de personnes susceptibles de troubler l’ordre public. » Et les interdisaient formellement. Il y avait parfois, des tolérances de fait mais, jusqu’au décrets-lois Paganon d’octobre 1935, la manifestation resta illégale [12]. Parmi les exceptions prévues par la loi, il y avait les processions religieuses, les carnavals et ... les cortèges funéraires.. 


          Si, de nos jours, les funérailles sont généralement sobres et rapides, au XIXe siècle, ceux qui en avaient les moyens s’offraient des funérailles les plus imposantes possibles, faisaient tout pour y rassembler l’assistance la plus nombreuse possible. Quand le défunt avait été célèbre, il arrivait que des milliers de sympathisants, voire de simples curieux assistent aux obsèques. Comme il est très délicat d’interdire une telle cérémonie publique, ou même de l'encadrer de façon trop voyante, gérer des mouvements de foule aussi considérables posait des problèmes redoutables à la police.

D’autant que, quand le défunt avait été une personnalité politique, l’opposition en profitait souvent pour transformer les obsèques en une manifestation. 

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         Par exemple, le 5 juin 1832, les obsèques du libéral général Lamarque dégénérèrent en émeute qui dut être réprimée par l’Armée. Répression d’une révolution avortée, immortalisée par Victor Hugo dans Les Misérables, et qui fit des centaines de victimes. Le 12 janvier 1870, les obsèques du journaliste Pierre Noir, tué par un cousin de l’Empereur, donnèrent lieu à une manifestation monstre (plus de 200 000 personnes) que la police n’aurait sans doute pas pu maîtriser si les organisateurs eux-mêmes n’avaient pas appelé au calme.

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Chauchard n’était pas une personnalité politique. Certes, comme la plupart des hommes d’affaires, il avait plutôt le cœur à droite, mais se gardait de le proclamer [13]. Et il veillait à entretenir de bons rapports dans tous les milieux politiques. La liste de ses donations montra d’ailleurs qu’il se montrait généreux aussi bien avec la Gauche modérée qu’avec la Droite.

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          Mais il avait tout disposé pour que ses obsèques grandioses attirent des dizaines de milliers de curieux. Et, s’il était fameux, ce millionnaire n’était guère populaire et, en ces années où les tensions sociales étaient si fortes, on pouvait craindre des manifestations de mauvaise humeur ; voire pire. L’Humanité de Jean Jaurès avait vilipendé « Le mort vaniteux, {ce} représentant d’une bourgeoisie gonflée de préjugés et incommensurable de sottise qui aura voulu s’en aller pourrir glorieux pour éblouir une dernière fois ses contemporains {…} 200 000 francs aux pauvres ! Moins que n’en couteront ces indécentes funérailles ! » [14]. Et, le 9 juin, la veille même des obsèques, le journal socialiste allait jusqu’à menacer : « Le char empanaché qui portera la dépouille risque de trouver un accueil bien différent que les fumées d’encens et les génuflexions dont il rêvait. » Ce qui ne manquait pas d’inquiéter la Préfecture de Police.

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L’itinéraire devait traverser tout Paris, entraînant des troubles considérables à la circulation. Par le boulevard Malesherbes, le cortège se rendrait jusqu’à la Madeleine, pour la cérémonie religieuse. Puis, par la rue de Rivoli (avec un passage devant les Grands Magasins du Louvre), la rue Saint Antoine, la Bastille, le boulevard Richard Lenoir, la rue Sedaine et le boulevard Voltaire et la rue de la Roquette, on devait rejoindre le cimetière du Père Lachaise.

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Pour une mission d’une telle envergure, il avait été décidé qu’Émile Touny [15], le directeur de la police municipale de la préfecture de police parisienne (voir portrait ci-dessous, archives APP), assurerait personnellement la direction des opérations.

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       Il n'était pas rare que les plus hautes autorités de police soient sur le terrain à l'occasion des grands services d'ordre. Le préfet de police Louis Lépine, lui-même, se montrait régulièrement à la tête de ces dispositifs d'un maintien de l'ordre à haut risque, notamment face aux rassemblements récurrents du 1er mai [carte postale ci-après, avec Lépine au centre de la photo].

          Pour les obsèques de Chauchard, des agents sont prévus pour constituer une haie sur tout le parcours afin d'empêcher la cohue de déborder sur la chaussée. Dans le même temps, une centaine d'agents dits non ostensibles, habillés « en bourgeois » se mêleraient à la foule tandis qu'une brigade de « tape-dur » se tiendrait en réserve à la préfecture.

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TUMULTE TRAGI-COMIQUE





Le jour prévu pour les obsèques, le 10 juin 1909, tombait un jeudi. La cérémonie, de la levée du corps, prévue à onze heures, jusqu’à l’absoute au Père Lachaise, à cinq heures de relevée, devait donc durer un long moment. Dès le matin, une foule considérable se pressait sur le parcours annoncé. Au moins sur ce point Chauchard obtint satisfaction : ses funérailles fastueuses ayant été décrites, avec force détails dans la Presse, beaucoup de gens s’étaient promis d’assister au spectacle, d’autant que le temps était superbe. On n’était pas un jour férié, mais le Parisien a toujours eu la débrouillardise dans son ADN.

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         Dès 9 heures du matin, la cohue était si considérable devant l’hôtel particulier du boulevard Malesherbes, qu’on avait dû renoncer à admettre le public à défiler dans la chapelle ardente, comme cela était initialement prévu.

Cette foule n’était pas agressive, mais nettement plus critique et goguenarde que peinée. Tout sentiment de douleur, et même de respect, était absent. Les rapports des agents en bourgeois mêlés à la foule parlaient d’« une affluence considérable, mais peu recueillie et généralement hostile. Les curieux raillaient la façon dont a été répartie la fortune du défunt Des camelots parcouraient la foule, proposant à grand voix à boire, à manger ; ou des échelles et des périscopes pour mieux voir. » Avoir interrompu la circulation ne faisait qu’augmenter le nombre des badauds. Comme toujours en ces cas-là, les pickpockets eux aussi, étaient de la partie ; deux seulement, furent interpellés.

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Les journalistes présents commentèrent : « On était en gaité, on était venu, non à un enterrement, mais à un spectacle. » « On n’éprouvait ni admiration ni émotion au passage de celui qui, avant de mourir n’avait fait montre que d’une légère compassion pour le malheur et dont les dernières dispositions prouvaient plus de souci du faste que de pitié pour la souffrance. Ce fut au milieu des exclamations les plus diverses et d’un brouhaha dépourvu de respect qu’on traversa les rues de la capitale. » Un orchestre précédait le char, jouant la Marche funèbre de Chopin.

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Ce fut à l’arrivée place de la Madeleine que les choses se gâtèrent. On décrivit un « tohu-bohu sans nom. » La pression de la foule était telle que les cordons d’agents furent rompus. De nombreux curieux, « des ouvriers en blouse, des midinettes au bavardage bruyant, adoptant une attitude fort peu recueillie », firent irruption dans l’église ; tandis que bien des invités se voyaient refoulés sans ménagements. Le rapport de police parle de spectateurs saucissonnant, montés sur les chaises, assis sur les autels des chapelles latérales, d’interpellations d’un banc à l’autre, de journaux dépliés pour tuer le temps. Les quatre gardiens de la paix, prévus pour assurer l’ordre à l’intérieur de l’église, se virent totalement débordés.

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Même en faisant venir des renforts de la Préfecture, il fallut une bonne heure pour rétablir l’ordre, expulser les intrus, placer les invités, et la cérémonie ne commença qu’à midi vingt, avec un retard considérable. Elle fut longue car Chauchard, voulant faire honneur à sa réputation de mécène, avait prévu un programme musical digne d'un concert (18).

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Mais à l’extérieur, sur la place de la Madeleine, c’était la mêlée générale. Un char chargé de fleurs, que personne n’avait songé à garder, fut mis au pillage, des dizaines de badauds se fleurirent ainsi gratuitement. « Voulant rétablir l’ordre, des agents s’élancèrent ; on entendit des cris d’effroi, des femmes apeurées appelèrent au secours, des chapeaux roulèrent sur le sol, furent foulés aux pieds les frêles échelles des camelots s’effondrèrent à grand bruit, accompagné des cris de douleur de ceux qui y étaient perchés. » Le Gaulois du 11 juin 1909 se montra cinglant : « Tous les barrages sont disloqués. Et, au milieu de tout cela, Touny, chef de la police municipale, va et vient, effaré, sans parvenir à rétablir le calme {…} Il doit demander des renforts à la Préfecture pour protéger les couronnes mises ainsi au pillage sans le moindre respect, c’est lamentable. »

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Il était bien plus de deux heures quand, l’ordre enfin rétabli, le cortège put reprendre sa progression. On avait fait venir des dragons, chargés d’ouvrir un passage. Mais cela ne mit pas fin aux incidents. Quand le char funéraire passa devant les Grands magasins du Louvre, on signala des sifflets ; dus, il est vrai, à à quelques « agitateurs socialistes savamment disséminés dans la foule, mais facilement interpellés » et non aux anciens employés de Chauchard, indique une note de police (dossier APP 1010). Devant l’Hôtel de Ville, on signala des chapeaux gardés ostensiblement sur la tête. 

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         Ceux qui suivaient le cortège à pied furent la cible de quolibets, d’insultes. Le député Georges Leygues, en particulier, essuya une telle bronca d’injures et de sifflets que la police dut l’exfiltrer. Une note expliquait : " Il {=Georges Leygues} restait au milieu de la chaussée, a paru tellement troublé et désorienté qu’un inspecteur {non nommé} a alors pris l’initiative de s’approcher de lui pour l’emmener, discrètement, jusqu’à un auto-taxi. "

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Le cortège causa d’innombrables embouteillages dans tout Paris.  Le Figaro du 11 juin 1909 notera : "La place de la Bastille n’était qu’un enchevêtrement de voitures, d’omnibus et de tramways sur lesquels étaient montés des centaines de badauds. …. Une véritable mer humaine encombrait la chaussée et on eut toutes les peines du monde à se frayer un chemin." 

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En traversant le faubourg Saint-Antoine et le quartier de la Bastille, on entendit à nouveau quelques sifflets. Certains journalistes notèrent que de nombreuses femmes, at aussi quelques hommes, se signaient au passage du cortège. Ce qui ne manqua pas d'étonner, dans un quartier aussi contestataire et peu clérical. Une foule, estimée à 2 400 personnes, arriva au Père Lachaise vers 15h 30 ; le rapport du commissaire Soulières signale quelques insultes et bousculades. Un gardien de la paix se fit mordre à la main par une femme qu’il voulait interpeller ! Mais, contrairement à ce qu’on avait pu voir à la Madeleine quelques heures plus tôt, la police resta maîtresse du jeu.

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Le soir du 10 juin, le préfet Lépine (que les caricaturistes, tel Orens ci-dessus, n'épargnaient guère) put rendre compte, satisfait, au ministre de l'Intérieur - et président du Conseil – d'alors, Georges Clemenceau, que l’émeute redoutée (on avait même évoqué le char funèbre pris d’assaut par la foule en colère) n’avait finalement pas eu lieu. Touny se fit vertement blâmer pour n’avoir pas su empêcher les bousculades de la Madeleine, mais sa carrière n’en souffrit pas.

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         Il n’empêche que le malheureux Chauchard avait, pathétiquement, raté sa sortie de scène. Raymond Figeac, dans L’Humanité du 11 juin 1909, commenta sans indulgence : « Paris a protesté justement, sous les sifflets et les huées, contre le mort insolent et le légataire honteux. Le mauvais riche est enterré. On s’est bousculé et on s’est amusé, comme à Mardi-Gras, sous les clameurs énervées d’une foule écœurée de ce dernier étalage d’insolence que le cadavre du richard fut poursuivi par les justes imprécations de tout un peuple indigné. » Franchement, Chauchard qui, malgré tous ses défauts, n’était pas un méchant homme, n’avait pas mérité cela. 

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BIBLIOGRAPHIE

.La presse parisienne (Le Figaro, Le Gaulois, L’Éclair, le Petit Journal, l’Humanité, pour ne citer que les quotidiens sur lesquels nous avons travaillé) a rapporté tous les détails de ces obsèques tragi-comiques.

Tous les rapports et notes de police sur Chauchard et ses tumultueuses obsèques ont été versés dans le dossier BA 1010 des Archives de la préfecture de police.

1- Certaines sources le font naître à Clévilliers, en Eure-et-Loir, d’autres aux Mureaux. Mais les documents officiels, dont le dossier que la police parisienne entretenait sur lui, mentionnent Paris comme lieu de naissance.

2- Son vrai prénom était, en fait, Hippolyte. Mais il avait un homonyme, l’homme politique Hippolyte Chauchard (1808-1877), député de la Haute-Marne. Pour éviter d’être confondu avec lui, le millionnaire Chauchard prit l’habitude de se faire prénommer « Alfred ».

3- L’Éclair du 5 juin 1909.

4- Propos rapportés dans le Gil Blas du 31 août 1904.

5- La plupart des œuvres (plus de 300) qu’avaient acquises Chauchard sont aujourd’hui conservées au Musée d’Orsay. On peut voir aussi, au rez-de-chaussée de ce musée, un monumental buste de Chauchard, par Henri Weigele, de même que son portrait, par Benjamin Constant.

6- Rapport de police daté du (illisible) 1907. Archives de la Préfecture de police, dossier BA 1010.

7- On estime que les funérailles nationales de Victor Hugo, le 1er juin 1885, furent suivies par 2 millions de personnes. Soit la quasi-totalité de la population parisienne.

8- La chapelle (cinq mètres de haut) est en granit de Normandie poli, d’un gris bleu très sombre. 63° division, en bordure de l’avenue circulaire.

9- Dans le jargon de l’époque, les « Vampires » étaient les voleurs spécialisés dans l’effraction des sépultures pour y dérober les bijoux, voire les étoffes précieuses, dont les défunts étaient parés.

10- Georges Leygues (1857-1933) était député du Lot-et-Garonne et régulièrement ministre, successivement de l’Intérieur, de l’Instruction, puis de la Marine, entre deux crises ministérielles.

Le scandale du legs Chauchard (qu’il accepta) fut tel que la carrière de Leygues sembla ruinée. Il rentra cependant en grâce à la faveur de la guerre de 1914, quand Clemenceau le chargea de réorganiser la Marine.

11- Le Petit Journal du 10 juin 1909.

12- Voir, du même auteur : Juillet 1893 ; le Mai 68 de la III° République, 2020, Éditions du Félin, p. 37 et suivantes. Ainsi que : La République face à la rue – Volume 1 : De la Commune à la Grande Guerre, 1871-1914, 2022.

13- En 1879-80, à la demande du ministre du commerce qui envisageait de le faire chevalier de la légion d’honneur, à la promotion du 14 juillet suivant, la police parisienne avait discrètement enquêté sur Chauchard qui, selon le rapport « n’affecte pas d’opinion politique marquée. On le dit républicain très modéré. Mais des renseignements, désintéressés et recueillis à de bonnes sources, montre que ses sympathies sont acquises au parti bonapartiste, sans pour autant manifester la moindre hostilité au régime actuel. » Il semble que Chauchard ai conservé cette attitude toute sa vie.

Rapport du 26 janvier 1880, conservé aux Archives de la Préfecture de Police.

14- L’Humanité des 6 et 8 juin 1909

15- Émile Touny (1852-1933), policier sorti du rang, dirigea la Police Municipale de la Préfecture de police parisienne, de 1897 à 1914.

16- Le Gaulois du 11 juin 1909.

17- Le Petit Journal, 11 juin 1909.

18- De profundis (quatuor à voix d’hommes)

Ego sum, Mors et Vita (de Gounod)

Introït, Te Deum et Kyrie de la messe funèbre de Gabriel Fauré

Miserere mei, de Steenman

Sanctus par Dubois

Pie Jesus, Agnus Dei et Lux Aeterna, et in Paradisum, de Gabriel Fauré. Le tout exécuté par les plus grands chanteurs et instrumentalistes de l’époque.