LYDIA OSWALD, UNE MATA HARI VENUE DE SUISSE

« C’est l’histoire intéressante d’une femme, certainement intelligente, intrépide, entreprenante, probablement dépourvue de scrupules et de sens moral, désireuse de mener une vie pleine, riche et aventureuse, hors des normes. Et prête à tout pour satisfaire ses aspirations. »1

« L’historien est souvent en peine de démêler la légende de la réalité … Par définition, les espions ne laissent que peu de traces. En revanche, ils génèrent de nombreuses représentations qui sont autant de prismes déformants. »2

         Depuis 1899, la Surveillance du Territoire (c’est-à-dire, à la fois le contre-espionnage et la protection de la sûreté de l’État contre toute forme de subversion) était du ressort de la direction de la Sûreté Générale3 (devenue Sûreté nationale en 1934). En collaboration, au besoin, avec les autorités militaires4.

UNE FRAULEIN VOYAGEUSE

Or, début novembre 1934 apparut sur ses « écrans radars » une demi-mondaine venue de Suisse alémanique, Lydia Oswald, que des informateurs disaient travailler pour l’Abwehr5. Placée sous observation, celle-ci devait confirmer ces soupçons, au point qu’à l’aube du 2 mars 1935, elle fut interpellée, en compagnie de son amant du moment, un officier de marine, par le commissaire spécial Cadet, assisté de son collègue Chauvet, et de l’inspecteur Linas, venu spécialement de la rue des Saussaies, à Paris.

La Sûreté ne put, ou ne voulut, garder l’affaire secrète et les journaux s’en donnèrent à cœur joie sur « l’espionne aux yeux d’émeraude », la « Mata Hari suissesse », l’affaire Oswald fut sans doute l’une des plus retentissantes affaire d’espionnage de la France des Années Folles.

Lydia Oswald est née le 13 septembre 1906, à Saint Gall, d’un père suisse et d’une mère allemande. La famille mène une existence assez bourgeoise6. Mais, en 1923, Heinrich Oswald déserte brusquement le foyer familial, condamnant les siens, sinon à la misère, du moins à un brutal déclassement social.

           Les quatre enfants Oswald7doivent gagner leur vie très tôt. Lydia travaille d’abord dans une maison de modes de Zurich. Mais elle a de l’ambition ; et l’ambiance provinciale et bigote de la Suisse de l’entre-deux-guerres l’insupporte. Très jeune la saisit la « Wanderlust », cette manie très germanique de sans cesse voyager, de toujours découvrir de nouveaux horizons. D’autant que la demoiselle a le don des langues, et pas froid aux yeux.

A dix-neuf ans, répondant à une petite annonce, Lydia Oswald se fait « Fräulein », autrement dit fille au pair, dans une famille bourgeoise de Marseille. Par la suite, on retrouve sa trace comme secrétaire à Genève, puis mannequin à Alger8. Par la suite, son amant du moment, un journaliste espagnol, l’emmène à Barcelone. Au bout de quelques mois, elle tente d’émigrer au Canada, mais s’en fait refouler. New York, Los Angeles, San Francisco, le Mexique sont les étapes suivantes de sa longue errance. Début 1933, elle finit par revenir en Suisse, via New York9.

Cette instabilité se reflète dans sa vie sentimentale. Chacune de ces étapes est ponctuée d’une, et bien souvent de plusieurs aventures. Jeune, d’une beauté qui respire la santé (contrairement à la plupart des aventurières de son genre, elle n’abuse ni de l’alcool ni d’autres paradis artificiels), Lydia Oswald est terriblement séductrice. Malgré des études assez courtes, elle ne manque ni de culture ni de conversation. Et elle parle très bien le français et l’anglais, un peu l’italien et l’espagnol, avec juste ce qu’il faut d’accent pour lui donner encore plus de charme.

Ses goûts de luxe dépassant, et de beaucoup, ses revenus, l’idée lui vient, assez rapidement, de joindre l’utile à l’agréable10 ; en se choisissant des amants riches qui accepteraient de l’entretenir.

LE SPHINX AUX YEUX D’ÉMERAUDE

Pendant quelques années (1929-33), Lydia Oswald mène la vie d’une demi-mondaine, brillante et élégante, indifférente aux affaires publiques, aimant surtout l’argent facilement gagné, et encore plus facilement dépensé. Comme pour ajouter au cliché, cette élégante « madone des sleepings » promène partout son cocker noir, Flow. Et ses malles bariolées aux étiquettes de tous les palaces d’Europe et d’Amérique. Comme elle a les yeux verts, la voilà devenue le « sphinx aux yeux d’émeraude. »

D’août 1933 à mars 1934, on retrouve Lydia Oswald à Genève. Elle y cherche, sans grande conviction, du travail comme secrétaire ou comme journaliste. Mais en fait, elle est surtout occupée à se trouver un amant riche et généreux (et, dans la mesure du possible, pas trop vieux ni trop moche) qui lui permettrait de briller dans les soirées cosmopolites du monde qui gravite autour de la Société des Nations.

Jusque-là, il n’a jamais été question de renseignement ni de politique dans la vie de Lydia Oswald. Les brigades des mœurs des différents pays où elle a séjourné l’ont, bien sûr, repérée, mais sans rien trouver à lui reprocher. Elle semble n’avoir jamais eu ni « protecteur » ni « greluchon11. »

           C’est pourtant au cours de ce séjour genevois que Lydia tombe dans les rets12 de l’Abwehr. On lui propose de jouer les Mata Hari. Et elle accepte (pour de l’argent ou par sympathie politique ? quatre-vingt-cinq ans après, la question reste posée). À elle maintenant de recruter ses amants dans les milieux militaires ou politiques et de communiquer à ses nouveaux patrons les secrets qu’elle pourrait leur soutirer. Sur l’oreiller ou ailleurs.

Après son arrestation, Lydia Oswald racontera avoir passé, au printemps 1934, trois semaines à Lindau, « dans une grande maison au bord du Lac de Constance » où un certain « Major Gompart »13 lui aurait enseigné les bases de son nouveau métier. En particulier, les techniques de transmission.

Puis, on l’envoya en France. Pendant l’été et l’automne 1934, Lydia Oswald effectua à Paris, à Toulon puis à Londres des séjours sur lesquels nous n’avons pas d’information. Elle se fit pourtant vite repérer par le contre-espionnage français : dès le 7 novembre 1934, le commissaire divisionnaire Petit du commissariat spécial d’Annemasse chargeait ses agents à Genève de recueillir discrètement « tous renseignements sur la nommée Oswald ». Et la rue des Saussaies diffusa son signalement et son identité à tous ses personnels.

          Le 21 janvier 1935, Lydia Oswald arriva à Brest, s’installant, en identité réelle, dans l’hôtel le plus luxueux de la ville. Dans le train qui l’amenait de Paris, elle avait sympathisé avec l’enseigne de vaisseau René Guignard, 29 ans, un méridional de petite taille, vif et bavard. La rencontre était-elle due au hasard, ou cet homme lui avait-il été désigné auparavant ? Le point ne fut jamais éclairci.

          Bien que marié et père de deux enfants, l’officier ne fut pas insensible au charme de cette élégante inconnue, qui semblait si passionnée par ce qu’il lui racontait de son service …

Une fois à Brest, ils se revirent régulièrement. Notamment au Vieux Bois, au Perroquet, à l’Ozeania Bar, les boîtes et les dancings alors très en vogue parmi les officiers de marine. Guignard, fier de sa conquête, la présenta à plusieurs de ses amis. Notamment au lieutenant de vaisseau Jean de Forceville, qui tomba éperdument amoureux de cette belle et mystérieuse étrangère. Lui servait sur la Galissonière, un croiseur alors en construction.

À plusieurs reprises, il lui fit visiter son bâtiment, ainsi que le Diderot et l’Émile Bertin, lui présenta une catapulte et un lance-torpille. Introduire un, ou plutôt une civile, à bord d’un bâtiment militaire était un délit fréquent parmi les galants officiers de marine.

« Une fois à bord, raconta-t-elle deux ans plus tard, les officiers s’amusèrent beaucoup de mon admiration naïve, de mes questions innocemment puériles. Malheureusement, il n’y a que dans les romans qu’une fille dépourvue de formation technique peut vraiment apprendre quelque chose d’important par ce moyen. »14

Dans ses « confidences » aux journaux anglais, un an plus tard, Lydia affirma d’autre part que les « opium parties » étaient un must parmi les jeunes officiers de marine. Qu’elle accepta de fumer elle-même, pour se faire admettre dans la secte. Et parce qu’« un homme sous l’influence de l’alcool ou de la drogue est plus susceptible de perdre le contrôle de lui-même, de parler avec moins de précaution. »15

En février 1935, Guignard dut appareiller pour les Antilles16. La jalousie n’étant pas son principal défaut, il laissa, sans état d’âme apparent, son ami de Forceville, en tête à tête avec sa maîtresse de quelques semaines. Celui-ci, célibataire et de plus en plus épris, parlait désormais de Lydia comme de « sa fiancée. » Et affirmait qu’il sacrifierait tout, même son âme, pour la garder …

UNE ARRESTATION DE 1e CLASSE

Les hyperboles de la rhétorique amoureuse deviennent dangereuses quand elles apparaissent dans les rapports de la police chargée du contre-espionnage. Quand, de surcroît, on apprit que les amoureux allaient quitter Brest, le samedi 2 mars, pour « un voyage d’au moins deux semaines dans un pays étranger non spécifié », on décida l’interpellation … Depuis son arrivée en Bretagne, la Sûreté tenait soigneusement à l’œil la peu discrète espionne. La Brest des années 1930 n’était pas une très grande ville, et une étrangère élégante ne pouvait pas y passer longtemps inaperçue ; a fortiori en plein hiver. Qu’elle ne fréquente, exclusivement, que des officiers de marine renforça leurs soupçons.

Le couple (elle toujours aussi élégante, lui en civil) allait monter dans son compartiment de première classe, quand on les interpella. Lydia Oswald fut incarcérée au Bouguen (prison civile) puis au Pontaniou (prison maritime).

           N’ayant rien trouvé de suspect dans leurs bagages, la Sûreté perquisitionna à leurs domiciles respectifs. Chez lui, on trouva de la drogue. Et, chez elle, plus de pièces à conviction qu’il n’en fallait.

         Car l’espionne était une amatrice ; pendant l’instruction, elle devait déclarer en être à son coup d’essai, et c’était sans doute vrai. En ces temps, il n’était pas question d’internet, les communications téléphoniques étaient compliquées à établir et faciles à intercepter. Comme on imaginait tout de même mal cette élégante « madone des sleepings » aller de palace en palace avec une cage de pigeons voyageurs, c’était tout simplement par la poste qu’elle et ses chefs communiquaient.

Après son arrestation, les enquêteurs de la Sûreté retrouvèrent plusieurs télégrammes et lettres que l’espionne avait eu l’imprudence de ne pas détruire. « Merci pour les œufs de la poule d’Émile, mais il s’occupe des tuyaux » lui écrivait, en particulier un certain « Docteur Emile » depuis Genève17. Comme dans les plus mauvais romans. On trouva même une liste des questions que les agents de l’Abwehr devaient poser à leurs sources, les détails techniques particulièrement intéressants de la Marine de Guerre. Cerise sur le gâteau : le 10 mars, alors qu’elle était déjà aux arrêts, lui arriva, de Zurich, un mandat d’une somme de 5 000 francs.

Devant toutes ces preuves, Lydia Oswald ne nia pas longtemps. Elle reconnut avoir été mandatée pour recueillir des renseignements, mais se défendit d’être une espionne professionnelle. Elle jura n’avoir jamais envoyé la moindre information ni d’avoir eu l’intention de le faire. Elle n’avait accepté d’entrer au service de l’Abwehr, affirmait-elle, que pour financer sa vie facile et luxueuse18. Par la suite, elle avança une version légèrement différente, mais plus romantique : étant tombé sincèrement amoureuse de ses deux dupes, elle avait renoncé à transmettre tout renseignement pour ne pas leur faire du tort.

De Forceville (et Guérin, à son retour des Antilles) reconnurent avoir fait visiter leurs vaisseaux à Lydia ; mais nièrent énergiquement lui avoir communiqué tout document classé. Et affirmèrent tomber des nues à la nouvelle qu’il s’agissait d’une espionne. Forceville déclara : « Je n’ai jamais porté atteinte à ce que j’ai de plus cher au monde : mon honneur d’officier ! »

           Ils furent mis aux arrêts de rigueur. Jean de Forceville prit si mal la trahison de sa dulcinée qu’il fit, dans sa prison, une tentative de suicide.

BREF RETOUR AU PAYS

Le 10 septembre 1935, devant le conseil de guerre maritime de Brest, présidé par le capitaine de vaisseau Franquet, s’ouvrit le triple procès, dans le plus strict huis clos, le commissaire du gouvernement, M. Huau, ayant fait remarquer que la publicité des débats aurait mis en cause, tant l’ordre public que la défense nationale.

Me Le Gog, du barreau de Brest, était l’avocat de Lydia Oswald. Celle-ci conserva une attitude détendue et souriante, demanda pardon aux deux officiers de les avoir entraînés dans cette fâcheuse affaire.

Après une délibération de deux heures, « le conseil de guerre, à la majorité de quatre voix contre trois, reconnut Lydia Oswald non coupable d’espionnage pour s’être introduite dans le but de se procurer des renseignements secrets intéressant la défense nationale à bord des bâtiments Diderot et Emile Bertin. Mais les juges précisèrent que l’inculpée avait pu approcher une catapulte et des tubes lance-torpilles. De la même manière, elle ne fut pas reconnue coupable de s’être procurée des renseignements concernant les lieux de stationnement du 5ᵉ régiment d’infanterie et du 5e régiment du génie. » Toutefois, le lendemain, Lydia Oswald fut reconnue coupable, à l’unanimité des voix, du délit de tentative d’espionnage, tentative « qui n’avait manqué que par suite de circonstances indépendantes de sa volonté »19 Les juges appliquèrent la peine prévue par la loi alors en vigueur : neuf mois de prison ferme20.

             René Guignard et Jean de Forceville furent, eux, acquittés21. Mais la Marine les mit en non-activité.

Dès le 2 décembre, la « Mata Hari suissesse » fut discrètement reconduite à la frontière helvétique, via Nantes et Lyon, par des agents de la Sûreté. Mais une fois arrivée en Suisse, Lydia Oswald se retrouva fort dépourvue ; elle était sans travail ni revenu. Et tout son avoir, y compris ses vêtements, lui avait été confisqué par les autorités françaises.

           Elle retourna un moment à Saint Gall, où vivait encore sa mère. Mais la Presse suisse avait, bien sûr, relaté l’affaire, et son séjour y fit sensation ; au point que sa mère lui fit comprendre qu’il valait mieux qu’elle ne reste pas. Lydia Oswald ne se le fit pas répéter : à pas encore trente ans, elle ne tenait pas à s’enterrer dans cette ville provinciale.

Ce fut alors qu’elle fit la connaissance d’un certain Hans Leuenberger22 qui, à la fois journaliste et cinéaste, travaillait en indépendant pour différents journaux, suisses et allemands. Jamais le couple ne devait se marier mais Hans Leuenberger devait être, sans conteste, le grand amour dans la vie de cette aventurière, dont les amants ne se comptaient plus.

JOURNALISTE D’AVENTURES

Ils avaient en tout cas, une passion commune pour les voyages exotiques. Sponsorisé par le Schweizer Illustrierte Zeitung ce couple23 d’aventuriers entreprit, de mars 1936 à décembre 1937, au volant de la Ford de Leuenberger, un raid automobile Zurich Tokyo. En passant par la Turquie, l’Iraq, la Perse (= l’Iran), les Indes britanniques, le Siam (= la Thaïlande), la Chine. Chaque étape correspondrait à un reportage. Ce qui permit aux lecteurs du magazine de suivre les péripéties de ce voyage exotique, comme un feuilleton. Notons que l’itinéraire évitait soigneusement la Syrie et l’Indochine, territoires alors sous autorité française.

Le voyage fut aussi long que mouvementé. En mars 1936, une note du Quai d’Orsay signala le passage du couple en Turquie. Mais ils restèrent bloqués deux semaines à Malatys, à la frontière entre la Turquie et l’Iraq ; et la Perse leur refusa leurs visas. Quelques semaines plus tard, arrivés (par bateau) à Bombay, les deux voyageurs apprirent qu’ils étaient indésirables sur tous les territoires sous administration britannique …

C’est que, quelques mois plus tôt, et alors qu’elle était dépourvue de ressources, Lydia Oswald avait accepté de « vendre » son histoire à l’agence londonienne Allied News Agency. Ces « souvenirs » (ils étaient rédigés à la première personne, mais il est très douteux que Lydia Oswald les ait écrits elle-même) parurent en feuilleton, à partir du 31 mai 1936 dans le Sunday People, sous le titre, passablement racoleur de : « Lydia Oswald, The Modern Mata Hari ! All the love secrets of the spy girl »24


Le lecteur y trouva ce mélange d’érotisme, de luxe cosmopolite, de voyage exotique et d’aventure qui devait faire le succès de tant de romans d’espionnage (bons ou mauvais). Mais cette littérature avait donné lieu à une circulaire du Foreign Office qui déclarait indésirable cette tapageuse Mata Hari sur tous les territoires britanniques. Particulièrement en Inde et en Birmanie, où l’agitation anti-britannique était endémique, en cette fin des années 1930.

Pendant plusieurs mois, assignés à résidence à Bombay, Leuenberger et Oswald firent des pieds et des mains, utilisant toutes leurs relations, faisant pression sur les autorités suisses, pour faire lever l’interdiction. Obtenant finalement gain de cause. Mais il va sans dire que les autorités britanniques leur imposèrent un itinéraire très cadré. Et une surveillance qui n’était même pas discrète.

Après une étape au Siam, Lydia Oswald et Hans Leuenberger débarquèrent finalement au Japon25, à Kobe, le 14 mai 1937. Ils furent accueillis avec sympathie par la presse japonaise ; mais toujours surveillés de près par la police. En juillet 1937, ils reprirent le paquebot pour l’Europe. L’époque aimait les romans d’aventure et leur reportage eut un certain succès. De retour en Suisse, les deux aventuriers étaient désormais de véritables vedettes.

AU SERVICE DE LA PROPAGANDE NAZIE

Célébrité qu’ils mirent au service de leurs idées politiques. Car, si Lydia n’avait, au moins jusqu’en 1934-36, pas semblé s’intéresser à la Politique, Hans Leuenberger, lui, « n’avait jamais caché sa sympathie pour le Troisième Reich. »26 En 1938, il publia, en autoédition la brochure Internationale des Nations où il réclamait : « une prise de position claire et définitive en ce qui concerne la question juive. »

Il faut croire qu’il avait su convertir sa maîtresse car, quelques mois plus tard, et toujours en autoédition, ce fut au tour de Lydia de publier une autre brochure de propagande : « À la solde de l’étranger ? »27 Avec son portrait en couverture ; portrait qui était déjà un véritable manifeste en soi. Où était la courtisane au bavardage mondain qui, quelques années plus tôt, élégamment chapeautée, parfumée et maquillée, papillonnait de cocktail select en hôtel de grand luxe, ensorcelant les vieux diplomates de la SDN, faisant perdre la tête aux galants officiers de marine de l’escadre de Brest ? Elle avait fait place à une Gretchen sans apprêt ni l’ombre d’un sourire, le visage dur regardant son lecteur droit dans les yeux. Une véritable Nazibraut28, prête à braver l’hydre démocratico-judéo-bolchévique menaçant l’Occident.

Qui plus est, dans la préface Leuenberger la présentait ainsi : « Lydia Oswald accepta des difficiles missions technico-militaires, qui conduisirent à son arrestation et à une séquestration de neuf mois. » Et, page 3, celle-ci racontait : « Je décidais (en 1934) de me consacrer au pays de ma préférence (c’est-à-dire l’Allemagne) et payais finalement mon engagement de la perte de ma liberté. »

Rien, sans doute, ne nous oblige à prendre ce plaidoyer pro domo pour argent comptant. Il est clair que Lydia Oswald préférait se présenter comme une Nazie de la première heure, plutôt que de reconnaître avoir mené, pendant des années, une vie « ploutocrate » et décadente, à la limite de la prostitution …

Le ton de la brochure restait modéré. Mais Lydia Oswald y faisait l’éloge de la « grandiose entreprise de régénération » qu’était le fascisme et, enfilant, sans souci d’originalité, tous les poncifs de la propagande nazie, criait son mépris pour « les démocraties décadentes et sans avenir » qu’étaient la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis. Et faisaient honte aux Suisses (ou, plus précisément, aux Alémaniques) de leur neutralité petite-bourgeoise, qui les tenait à l’écart des combats pour la civilisation que menaient leurs frères de race » du Troisième Reich.

Le 14 janvier 1938, une note du Polizeikommando de Saint Gall allait jusqu’à affirmer qu’ « Lydia Oswald envisagerait de lancer une campagne de presse, de petite envergure, il est vrai, contre les Juifs. » Du 23 avril au 4 mai 1938, quelques mois avant les Accords de Munich, le couple entreprit, sous le prétexte de réaliser une série de reportages, un voyage dans les Sudètes29. Et, après la déclaration de guerre de septembre 1939, ils allèrent s’installer à Berlin, dans une pension du Kurfürstendamm, mais revenaient régulièrement en Suisse.

« Tant Leuenberger que Oswald semblent très suspects d’être au service de renseignement allemand. »30 Ce qui leur valu d’être surveillés de très près, tant pendant la guerre qu’après, par différents services.31

Qu’ils aient été des sympathisants, et des agents de propagande du nazisme, est une évidence. Mais les autorités suisses furent toujours impuissantes à leur imputer une activité de renseignement proprement dit.

En janvier 1944 sortit sur les écrans suisses32 le film Ukraine 1943, réalisé par le couple Leuenberger-Oswald. Il s’agissait d’un documentaire présentant l’économie, la population, et même le folklore de l’Ukraine « libérée » des Soviétiques par la Wehrmacht. Si le film fut tourné, bien évidemment, avec l’accord des autorités allemandes d’occupation, aucune allusion n’est faite ni à la Guerre ni au régime de terreur (et notamment les massacres de Juifs et de civils) exercé par les nazis ; pas plus d’ailleurs qu’à celui exercé par les Communistes avant 1941.

Le film se voulait apolitique; mais en présentant, au cœur de la Seconde Guerre Mondiale, l’Ukraine comme un riant pays, paisible et actif, il se rendait coupable d’une véritable désinformation. Qui ne pouvait que servir les desseins du Troisième Reich33.

De même, le couple réalisa, au cours de l’été 1944, un reportage « touristique » du même genre en Croatie et en Bosnie. Hôtes d’honneur du gouvernement oustachi…

L’AIR DU LARGE

Après la capitulation du Reich, Hans Leuenberger et Lydia Oswald durent, un temps, interrompre leur activité journalistique. Mais, ne pouvant être convaincus d’aucun délit, malgré la surveillance minutieuse à laquelle ils avaient été soumis, ils ne furent pas inquiétés. Et ils n’ont donc jamais dû, contrairement à beaucoup d’autres sympathisants et collaborateurs du nazisme, justifier, défendre, ou relativiser, leurs idées et leurs activités.

Reprenant leurs voyages, ils sillonnèrent, à partir de 1946, l’Amérique latine, puis l’Afrique, y tournant des films documentaires. Ils se séparèrent au début des années 1950. « Avec l’âge, Lydia devenait de plus en plus une insupportable mère j’ordonne. »34 Leuenberger se maria et, réussissant à faire oublier son passé politique, il poursuivit son activité, produisant films et livres, qui eurent un certain succès35.

Quant à l’ex espionne Lydia Oswald, elle devint la secrétaire (et aussi la maîtresse) du directeur, pour l’Europe, du groupe de presse américain Hearst, le germano-américain Dr von Wiegand, l’accompagnant dans ses nombreux déplacements. En 1954, elle habitait Rome. Toujours tenue à l’œil par différents services.

Lydia Oswald conclut sa vie mouvementée, mourant le 27 mai 1982 à Zurich. Elle avait 76 ans.

***



Comme d’ailleurs la « vraie » Mata Hari, Lydia Oswald fut moins une espionne professionnelle qu’une demi-mondaine, cherchant dans le renseignement tant une source de revenue qu’un piment dans l’existence.

Elle ne manquait pourtant pas des qualités qui font les bons agents de renseignements. Mais ses maîtres la formèrent à la va-vite, l’envoyèrent en première mission avec un amateurisme déconcertant ; ce qui s’est conclu, presque logiquement, par un ratage abominable.

À tel point qu’on peut se poser la question : et si Lydia Oswald ne s’était justement montrée si peu discrète que pour attirer l’attention de la Police sur elle ? Et la détourner d’une autre opération alors en cours et restée inaperçue ? Hypothèse qui restera toujours sans réponse.

Si cela s’était passé en temps de guerre, Lydia Oswald aurait sans doute payé sa tentative de sa vie. Mais elle s’en tira par une condamnation objectivement indulgente, et put entamer une seconde carrière.

Tout le dossier de procédure de 1935 a disparu pendant la dernière guerre, lors des bombardements de Brest. Les documents directs de l’enquête menée par les agents de la Sûreté ont donc disparu. Mais la presse de l’époque a abondamment évoqué cette affaire ; du moins ce que les journalistes en savaient, et pouvaient, en dire.

Les informations contenues dans les « Mémoires » de l’espionne, publiés dans la Presse populaire anglaise et française en 1936 sont, bien évidemment, à prendre avec précaution. D’un autre côté, ces « Mémoires » ne sont pas non plus inventées à 100 % et contiennent bien des éléments intéressants. A condition de les prendre sous bénéfice d’inventaire.

Ni les archives nationales de Pierrefitte, ni les archives militaires du Blanc ne contiennent grand-chose d’intéressant sur cette affaire. Les autorités suisses, par contre, ont constitué sur Lydia Oswald, et son amant Leuenberger, un volumineux dossier (mais qui concerne surtout la période 1938-45), conservé aux Archives Fédérales de Berne.

L’historien Fabien LOSTEC a publié, sur le site d’Histoire www.enenvor.fr un article « Une espionne nazie en rade de Brest. L’affaire Lydia Oswald »

          Il m’a autorisé à le citer, à utiliser les résultats de ses recherches et a bien voulu m’éclairer de ses conseils. Qu’il en soit ici vivement remercié.

           Merci aussi à Erwan Le Gall, directeur du site enenvor.fr, pour m’avoir autorisé à reproduire certaines images.

                                                                                                                                               ***


NOTES


1 – Note (non signée) d’un agent diplomatique suisse, datée du 21 avril 1955.

2 – Article de Fabien Lostec intitulé « Une espionne nazie en rade de Brest. L’affaire Lydia Oswald » sur www.enenvor.fr

3 – Conséquence du désastre de l’Affaire Dreyfus : les services (de toute façon squelettiques et inefficaces) de renseignement et de contre-espionnage militaires avaient été dissous, leurs compétences transférées à la Sûreté Générale par le décret du 1er mai 1899 : « Le ministre de l’Intérieur, seul responsable de la Sûreté publique, a repris en totalité les services de contre-espionnage, de la surveillance des frontières, du littoral, des établissements militaires et maritimes … les services … de contre-espionnage restent exclusivement dans les attributions de la Sûreté générale. » En 1907, l’Armée avait été autorisée à recréer un « Service de Centralisation des Recherches du Deuxième Bureau » mais sa compétence était extérieure. Mais, à partir de 1914, la limitation fut de moins en moins respectée. Et beaucoup d’enquêtes de contre-espionnage des années 1920-30 furent mixtes police/autorités militaires.

4 – Un décret du 12 février 1918 crée un Commissariat général à la Sûreté nationale rassemblant tous les services de renseignements, contre-espionnage et sûreté. Après la Première guerre mondiale, la répression de l’espionnage revient au Contrôle général des services de police criminelle. Il faut attendre une loi de janvier 1934 complétée par des décrets du 28 avril et du 13 juin 1934 pour voir apparaître un contrôle général des services de la Surveillance du Territoire qui est rattaché par le décret du 1er mars 1935 à la direction de la Police du Territoire et des Étrangers. En 1939, il comprend une section de répression de l’espionnage avec six régions et dix brigades ainsi qu’une section police de l’air – police de la TSF et pigeons-voyageurs.

5 – L’Abwehr était le service de renseignement militaire allemand. Il devait déployer toute son activité à partir du 1er janvier 1935, quand le légendaire amiral Canaris en prit la direction. Mais il est incontestable que l’Abwehr avait entrepris des missions de renseignement, et même d’agit-prop, contre la France dès les années 1920, soit bien avant l’arrivée de Hitler au pouvoir.

6 – Heinrich Oswald est né le 7 février 1875 à Aardorf (canton suisse de Thurgovie), peintre en bâtiment ou dessinateur. Il mena, après avoir quitté son foyer, une vie errante, d’un pays à l’autre, qui n’était pas sans annoncer l’existence que devait mener sa fille. Mais, contrairement à elle, Heinrich Oswald ne savait guère mener sa barque et devait mourir, misérablement, à l’hospice de Mustapha en Alger, le 11 juin 1931. Héléna Kiesling, la mère, est née le 22 janvier 1878, à Plauen, en Saxe.

7 – Lydia Oswald avait une sœur, Mignon, qui était secrétaire à Genève. Et un frère, Manfred, qui travaillait, dans la bonneterie. Un autre frère, Léo, né en 1900, s’est engagé dans la Légion étrangère française, avant de disparaître de la surface de la terre (Tué en opération ? Mort de maladie ? Déserteur ? Les archives sont muettes sur ce point.)

8 – Le passage de Lydia Oswald à Alger, au printemps 1930, est attesté par les archives de police. Ainsi que le fait qu’elle tenta de se faire épouser par un riche Arabe d’Orléansville en lui faisant croire qu’elle était enceinte de lui.

9 – Son périple est décrit en détail dans The People du 7 juin 1936.

10 – Grand spécialiste de ce personnage, Fabien Lostec, après avoir relu mon texte, m’a fait remarquer à cet égard que : « rien ne disait qu’elle avait trouvé cela agréable. Le poids de la contrainte n’est pas à évacuer » (mail adressé à l’auteur, le 23 février 2019).

11 – Dans le jargon de l’époque, le « greluchon » est l’amant de cœur d’une prostituée. Les « greluchons » (on dit aussi « julots casse-croûte ») reçoivent généralement de l’argent de leur maîtresse, et dans leur cas la limite avec le proxénétisme (qui, contrairement à la prostitution, tombe sous le coup de la loi) reste souvent floue.

12 – Malgré une enquête serrée, la police de Suisse fut impuissante à déterminer qui avait été l’agent recruteur de Lydia Oswald. Et dans quelles circonstances.

13– Trois semaines de formation, c’est évidemment un peu court pour un agent de renseignement envoyé en mission tout de suite après. Si Lydia Oswald a dit la vérité, l’Abwehr a agi avec une certaine légèreté.

14– The Sunday People 14 juin 1936. Ces confidences ne sont, évidemment, pas à prendre sans précaution.

15–  Publiées dans The Sunday People du 14 juin 1936. De fait, en perquisitionnant au domicile de Forceville, la police y trouva un kilo d’opium … Comme beaucoup de militaires et de coloniaux, de Forceville avait contracté l’habitude de fumer des pipes d’opium en Extrême Orient.

16– Guignard ne devait en revenir à Brest qu’en avril 1935, soit plus d’un mois après l’arrestation de l’espionne.

17– Information donnée par Fabien Lostec « Une espionne nazie en rade de Brest. L’affaire Lydia Oswald », sur www.enenvor.fr

18– Lydia Oswald affirma aussi, en marge de sa brève carrière d’espionne, avoir été passeuse de devises pour les riches Israélites qui voulaient placer leur fortune en Suisse, avant de quitter l’Allemagne nazie.

19– Cité par Fabien LOSTEC « Une espionne nazie en rade de Brest. L’affaire Lydia Oswald », sur www.enenvor.fr

20– En temps de paix, le délit d’espionnage (pour les citoyens étrangers) et le crime de trahison (pour les citoyens français) étaient réprimés, sans sévérité excessive, par la loi du 26 janvier 1934 ; qui n’avait d’ailleurs fait que reprendre, dans ses grandes lignes, la loi Boulanger du 18 avril 1886. Même si les textes de l‘époque n’en disent rien, il est plus que probable que la peine qui frappa Lydia Oswald fut complétée par une interdiction du territoire français.

21– Contrairement à ce qu’on peut lire dans le livre de Roger Faligot et de Pascal Krop intitulé DST, police secrète (voir page 49), le comte de Forceville ne s’est nullement suicidé. Il ne mourut qu’en 1967, et semble même avoir repris sa carrière d’officier de marine.

22–  Parfois orthographié (jusque dans les documents officiels) « Leuchtenberger », Johannes Leuenberger était né à Hüttwil (dans le canton de Berne) le 10 juin 1909. En 1936, il était domicilié à Lucerne.

23–  Dans ses reportages, Leuenberger présentait « Fräulein Oswald » comme « sa secrétaire … sa camarade de voyage » Personne n’était dupe, évidemment, mais les apparences étaient sauves. On ne plaisantait pas avec l’adultère, dans la Suisse des années 1930.

24– Le quotidien français Paris Soir publia à son tour ces « mémoires » sous le titre tout aussi racoleur : « Oui, je suis espionne ! Chasseresse d’hommes et de secrets ».

25– Ernst Leuenberger, le frère, travaillait comme cuisinier dans un grand restaurant de Tokyo.

26– in Die Volksstimme von Sankt Gallen du 14 février 1944. Opinion confirmée par de nombreux rapports de police et de sûreté militaire suisses.

27– Le titre original (Noch mehr Reisläufer ?, littéralement : Encore d’autres mercenaires ?) pose d’ailleurs un problème au traducteur. Pour le comprendre, il faut savoir que les nazis alémaniques étaient remarquablement peu nombreux. Les traditions démocratiques étaient profondément enracinées en Suisse, contrairement à l’Allemagne. Et la Confédération n’avait pas subi le traumatisme de la défaite de 1918 ; puis 14 ans de guerre civile larvée. Ces nazis alémaniques se voyaient reprocher d’être une cinquième colonne préparant l’invasion de la Suisse par le Troisième Reich. L’ouvrage de Lydia Oswald visait à démontrer qu’au contraire, c’était l’intérêt de la Suisse que d’embrasser le nazisme.

28– La Nazibraut était le modèle de la femme allemande, prôné par les idéologues nazis. Racialement pure et idéologiquement irréprochable, la Nazibraut rejetait tout ce qu’il y avait d’amollissant dans la féminité (maquillage, mode, sentimentalisme) au profit du sport et du patriotisme pur et dur. Notamment en faisant beaucoup d’enfants.

29– Les Sudètes étaient la région frontalière germanophone de la République Tchécoslovaque qu’Hitler s’apprêtait justement à annexer, en septembre 1938.

30– Rapport de l’inspecteur de la police fédérale suisse Benz, le 4 février 1944.

31– Presque tous ces rapports ont été conservés, et sont consultables aux Archives Fédérales de Berne. Un rapport du 29 octobre 1942 allait jusqu’à affirmer « La femme Oswald a déclaré à plusieurs membres de sa famille qu’ils étaient revenus en Suisse pour y préparer, ici aussi, l’extermination des Juifs die Ausrottung der Juden. »

32– Jusqu’à preuve du contraire, Ukraine 1943 ne fut jamais présenté à l’étranger ; y compris en Allemagne même.

33– Die Nation, quotidien bernois de gauche, dénonça le film, et les deux cinéastes comme sympathisants et propagandistes nazis. Ceux-ci portèrent plainte contre Surava, le rédacteur en chef qui fut acquitté le 31 janvier 1945.

34– Confidence de Leuenberger, cité dans le rapport (non signé) d’un collaborateur de l’ambassade de Suisse au Caire. 12 janvier 1955.

35– Leuenberger réalisa 38 publications, sur le Japon, le Mexique, l’Éthiopie, etc., dont plusieurs furent d’ailleurs traduites en français. Il réalisa également un film documentaire Dämoniches Abessinien sorti en 1955.